LA FOIRE DU LENDIT : brève mise en perspective historique  


Le Lendit, un lieu de rencontre depuis la nuit des temps



« À une certaine époque de l'année, ils s'assemblent dans un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes, qui passe pour le point central de toute la Gaule . » César, VI, 13, 10... il s'agirait du "champ du Lendit", situé dans la plaine de Saint-Denis



Le Lendit (modernisé en Landy) mérite une punch-line aussi clinquante. Ce nom, aujourd’hui simple toponyme d’une longue rue de 4 communes de Seine-Saint-Denis, résonne en effet loin dans l’histoire.

À une époque où la mémoire humaine s’étiole faute de traces écrites, le Lendit représentait une étape importante sur la route de l’étain, l’une de ces grandes routes commerciales de l’Antiquité qui, comme celles de l’ambre, de l’or ou de l’encens, était toute nimbée de secrets et de mystères. Partant de Rome, elle menait jusqu’aux îles Cassitérides – nom fabuleux derrière lequel on peut sans doute reconnaître la Grande-Bretagne – en contournant Lutèce par le nord-est où elle rejoignait l’Estrée, route pavée par les Romains qui reliait Paris à Saint-Denis. La plaine entre Montmartre et le Croult (avec pour centre le quartier actuel de la Montjoie) était un lieu de passage obligé sur cette route, et, en tant qu’espace plat et ouvert, un lieu de rencontre propice à de grands rassemblements où se faisait le relais des marchandises entre les mains des marchands.

L'antique route de l'étain


Pour se représenter la Plaine avant son urbanisation, voici quelques représentations du XIX° siècle :


La colline Montmartre depuis les Buttes Chaumont en 1815. Invisible, au fond à droite, Saint-Ouen


L’île de Saint-Ouen et Gennevilliers, depuis un point de vue sans doute très proche de l’église du Vieux-Saint-Ouen


Les îles (réunies depuis en une seule, l’Ile Saint Denis) vue de Saint-Ouen


La Plaine Saint Denis depuis les carrières de Montmartre vers 1825, par Jean-Baptiste-Gabriel Langlacé


Il faut se rappeler l’obstacle que représentait la Seine à une époque où il n’y avait pas de ponts en dehors de ceux de l’île de la Cité. Quant à passer l’est, ce n’était pas vraiment plus facile car le Croult et le Rouillon, deux petits cours d’eau quasiment disparus aujourd’hui sous le bitume, drainaient une large zone de marécages. Pour gagner le nord de la Gaule, il était donc nécessaire d’emprunter un gué, passage étroit que l’on pouvait traverser au sec, situé au débouché de la plaine. C’est ce gué qui explique le site de Saint-Denis, immédiatement au nord. Une donnée de la géographie qui semble aujourd’hui bien insignifiante a ainsi déterminé un axe millénaire de circulation (jusqu’à la Nationale 1 aujourd’hui) et l’implantation d’une ville. Un piéton peut de nos jours retrouver ce sentiment d’infranchissable face à la barrière que forment l’A86, les voies de chemins de fer du nord et le canal Saint-Denis.

L’Indict – ‘lieu dit’, lieu ‘désigné’, ‘indiqué’, ce qu’on fait avec l’index – devint un haut lieu de rencontre pour les peuplades gauloises du nord de la Gaule (les Bellovaques, les Ambiens, les Suessons…), mentionné par César dans la Guerre des Gaules (« À une certaine époque de l’année, ils s’assemblent sur un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes, qui passe pour le point central de toute la Gaule » VI, 13, 10). Chaque année, à l’époque du solstice d’été (moment sacré entre tous, où l’on invoque la bénédiction des dieux pour les moissons prochaines et, plus prosaïquement, où la longueur des jours devait faciliter les déplacements à pied), les chefs et druides s’y retrouvaient pour aborder les grandes questions collectives et régler les différends, ce qui se faisait conjointement à la pratique de rites religieux et de sacrifices. De manière tout aussi indistincte – à la fois conséquence et moteur de rassemblements qui multiplient les occasions de vendre et d’échanger –, ces rencontres annuelles attiraient des marchands venus d’horizons lointains selon le modèle des foires qui se développèrent au Moyen-Âge et structurèrent les échanges commerciaux européens pendant des siècles.



Le Moyen-Âge, l’âge d’or de la Foire du Lendit

La continuité entre ces rassemblements antiques et la foire qui s’institua au cours du Moyen-Âge est à la fois obscure (très peu documentée) et évidente : cette origine immémoriale qui est gage de confiance, autant que la simple habitude, transmise de génération en génération de marchands, expliquent qu’un rassemblement annuel de ce type puissent se perpétuer pendant des siècles du simple fait qu’il existe. La centralité du lieu dans l’Europe occidentale, la proximité de la Seine qui le relie à la mer et la proximité du marché parisien (200 000 habitants à la fin du Moyen-Âge, ce qui en fait la plus grande ville de l’Occident) expliquent le succès de la Foire du Lendit.

À l’extérieur des murs de Paris, les marchandises échangées étaient en outre épargnées des taxes de la capitale, bien que l’abbaye de Saint-Denis sût également très bien tirer profit de cette manne providentielle.

La plaine constitua longtemps une zone intermédiaire entre les villes de Paris et de Saint-Denis, espace de confins que ni l’une ni l’autre ne songèrent pendant longtemps à intégrer à leur juridiction (autre temps !). Mais les moines dionysiens, et notamment le très puissant abbé Suger, conseiller de Louis VI le Gros, se débrouillèrent, à coups de faux documents et de pressions politiques, pour se faire reconnaître des droits sur la Foire, d’où ils tirèrent des ressources considérables en soumettant les marchands à toutes sortes de taxes.

La Foire du Lendit avait cependant quelque chose de particulièrement gênant pour l’Abbaye, dans la mesure où elle portait en elle une tare originelle, celle précisément d’être un événement d’origine païenne, porteur de rites et de souvenirs pré-chrétiens qu’elle ne pouvait tolérer. Tout l’enjeu fut donc pour l’abbaye de préserver et même d’encourager cette source fructueuse de revenus tout en cherchant à la christianiser. D’où l’évolution progressive de la graphie pour en faire oublier cette origine (Indictum, Indict, L’Indict, Endy, Lendit, Landy). D’où l’importance que revêtait la bénédiction de la Foire par l’évêque de Paris du haut du monticule (arasé depuis) de la Montjoie, qui, à la Saint-Barnabé (autour du 11 juin), inaugurait chaque année le début de la Foire.

Ouverte pendant une quizaine de jours jusqu’à la Saint-Jean (24 juin), elle réunissait un nombre extraordinaire de marchands venus de tous les horizons. Il était alors interdit, par ordre du Roi, de vendre aux Halles de Paris. À cette période de l’année, et pendant plusieurs siècles (du XI° au XVI° siècle environ), le Lendit devenait l’un des principaux pôles commerciaux du Royaume.

L’un des épisodes les plus marquants de la Foire était le cortège de l’Université : en grande pompe, le recteur, les professeurs, tous les représentants de la Sorbonne, et à leur suite les étudiants braillards et batailleurs, se rendaient au Lendit pour faire le plein de parchemins.



1556-2016 : transformation et transmission d’une tradition

Sous prétexte d’insécurité (brigandage), de risque d’incendies (qui firent des ravages certaines années), de coûts pour installer et désinstaller les infrastructures éphémères (les ‘loges’, tentes à charpente de bois louées aux marchands) et approvisionner pendant 15 jours des milliers de gens (850 marchands enregistrés en 1498, année connue pour avoir connue une très faible affluence) au milieu d’une plaine (beaucoup de marchands logeaient chez les habitants des villages de Saint-Ouen et d’Aubervilliers), l’Abbaye obtient du Roi de faire déplacer la Foire à l’intérieur des murs de Saint-Denis par un arrêt de 1556 (il fallait aussi rentabiliser une belle Halle toute neuve, en pierre, qui venait d’y être construite...).

On peut s’imaginer que la Foire du Lendit prit dès lors un aspect tout à fait différent pour se rapprocher davantage d’un marché de rue assez banal. Mais si elle perdit de son importance au fil des décennies suivantes, elle survécut activement tout au long du XVII° siècle (les Archives nationales conservent plusieurs textes réglementaires relatifs à la Foire datant des années 1650-1680) et même bien au-delà puisqu’au début du XX° siècle elle persiste encore, sous une forme toutefois très modeste, de foire à bestiaux.

Elle demeura longtemps, pour les Parisiens, une occasion de prendre l’air au moment des premières chaleurs  de juin, de visiter l’Abbaye et les tombes des rois de France, d’approcher les reliques exposées ces jours-là à la foule de curieux, de profiter des nombreux et joyeux divertissements qui s’y présentaient. Certains de ses avatars beaucoup plus récents tiennent d’ailleurs bien plus de la fête foraine que du marché.

La foire au porc de Saint-Ouen, qui se tenait le 24 août en contrebas du château de Boisfranc, au lieu-dit la Saulsaie, espace compris aujourd’hui entre le conservatoire de Saint-Ouen, le Grand Parc de Saint-Ouen et la Seine, et dont on trouve encore mention dans une ordonnance de police sur le commerce des porcs de 1806, peut sans-doute être considérée comme un héritage de la Foire du Lendit, du moins a-t-elle sans doute participé au maintien de cette très vieille tradition de la Plaine-Saint-Denis. 



Sources : livres et articles d’Annie Lombard-Jourdan, médiéviste spécialiste de Paris et Saint-Denis.